Quasiment un demi siècle qu’il nous a quittés le père John Coltrane ! Né le 23 septembre 1927, mort à quarante ans à peine, des suites d’un cancer de l’estomac, le génialissime saxophoniste a connu malgré tout une vie riche en péripéties diverses, explorant un large registre musical. Us Full revient sur une épreuve difficile de sa carrière, ce fameux 20 mars 1960 où il fut copieusement sifflé par une partie du public parisien. Il jouait à l’époque, parmi le quintet de Miles Davis. Récit …
L’Olympia de Paris était pleine comme un œuf en cette veille du printemps 1960, jour qu’avait choisi Miles Davis pour venir présenter le mythique opus : « Kind of Blue ». Bien évidemment, il ne débarquait pas seul, ses sidemen Wynton Kelly au piano, Paul Chambers à la contrebasse, Jimmy Cobb à la batterie et donc, John Coltrane au sax, accompagnaient le maestro de la trompette, ce dernier ayant retenu un set de huit morceaux pour ce concert à la saveur si particulière, sonnant le glas d’une relation tumultueuse depuis trop longtemps. Connu en France depuis qu’il avait réalisé la musique du film “Ascenseur pour l’échafaud” en 1956, Davis se réjouissait d’exporter son jazz si approuvé et surtout pour montrer qu’entre lui et Coltrane, ça pouvait enfin fonctionner durablement.
Le retour du Corbeau
Au moment où le thème de « Bye bye blackbird » débutait, la foule put constater à quel point John Coltrane s’impatientait de quelque chose. Dès que ce fut son tour de “prendre la parole”, il réalisait un solo dont lui seul détenait le secret, à la fois technique, désinvolte et envahissant, un peu trop même pour de nombreux ignorants devant ce spectacle si privilégié. Coltrane laissait son auditoire si dubitatif, qu’il se fit huer par la moitié de la salle tandis qu’une autre partie plus rationnelle, acclamait son génie. Un cruel manque de respect bien mérité selon l’intéressé : « Si les gens ont hué, c’est que je ne suis pas allé assez loin. » plaisantait-il ironique, sitôt le concert terminé.
Descriptif du thème Bye Bye Blackbird expliqué en détails (en anglais) :
Bien évidemment, le cynisme dont il fit preuve, ne représentait pas la réalité. En coulisses, le Trane a beaucoup souffert après ce qu’il venait de se produire. A cette époque, il revenait des enfers après avoir traversé une période compliquée où l’alcool et l’héroïne rythmaient son quotidien. Outre sa réputation de « diamant », surnom que lui avait attribué Miles Davis, Coltrane prenait un malin plaisir à s’auto-détruire, ce qui lui fermait de nombreuses portes. Il avait eu beau jouer avec Bud Powell, sous la direction de Dizzy Gillespie à la fin des années 40, les leaders préféraient ignorer ce toxico-alcoolo, quitte à se passer d’un excellent musicien.
Les années fastes
Ayant connu des problèmes similaires, Davis a décidé de rappeler Coltrane en 1955 et l’a plus ou moins cadré pendant près de cinq ans, l’éloignant un maximum de tous ces vices si faciles à estomper. Sideman on ne peut plus prestigieux, il savait mettre en valeur le jeu du trompettiste tout en restant fidèle à ses envolées lyriques si particulières. En solo, il avait su convaincre la critique en éditant Blue Train (1957), Soul Train (1958) et le somptueux « Giant Steps » en 1959. Parallèlement, il donnait la réplique au guitariste Kenny Burrell au cours d’un superbe projet, tout en restant à proximité de Miles, qui lui, prenait une dimension supplémentaire grâce à trois œuvres enregistrées en l’espace de 4 ans (Round Around Midnight, Milestones et Kind of Blue).
Mais au cours de ce 20 mars 1960, tandis qu’ils évoluaient dans l’une des plus reconnues des salles françaises, le « Trane » avait décidé de se révolter publiquement. Au delà de la volonté de se montrer dans son côté le plus sombre, ce dernier cherchait-il la bonne excuse pour s’extirper du régiment de Davis ? Après tout, lui aussi méritait les éloges des plus experts, de ceux capables de décrypter son univers si particulier. Suite au voyage en avion qui les transportait vers le continent européen, Miles évoquait plus tard l’attitude de Coltrane, visiblement exécrable. Toujours dans son coin à râler sans cesse, ce dernier paraissait stressé de voyager aussi loin. Un autre mal le rongeait : il ne supportait plus l’attitude paternaliste de son omnipotent de leader.

Je t’aime, moi non plus !
Ce n’est pas par hasard s’il choisit « Bye bye Blackbird ». Se considérant lui même, comme le “corbeau” de la formation de luxe, jadis exclus et remplacé manu militari par Sonny Rollins dès que Davis en avait eu l’opportunité, Coltrane adressa une sorte de baiser d’adieu à celui qui l’avait ridiculisé par le passé, en le frappant à l’estomac devant un Thelonious Monk, médusé à l’époque. Motivé à l’idée de voler de ses propres ailes, le saxophoniste donnait un ultime concert avec cette formation dix-neuf jours plus tard à Zurich, avant de retrouver sa liberté de penser et d’agir. Il avait fait preuve d’une sagesse exemplaire lors de cette dernière soirée de la tournée…
En perpétuelle réflexion
Il faut dire qu’en cette année 1960 charnière, le brillant Coltrane avait vu son destin bouleversé à la suite de sa rencontre avec Alice McLeod à Detroit. Un amour fusionnel naissait, le forçant à mettre entre parenthèses son idylle avec sa première épouse Naïma. Bien aidé par les bons retours qui s’étaient propagés après la sortie de “Giant Steps”, Trane décidait lui aussi de former son quartet de grande qualité sonore : Mc Coy Tyner au piano, Reggie Workman (Jimmy Garrison plus tard) à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie. D’autre part, Coltrane avait commencé à s’intéresser de près au saxophone soprano, se justifiant par la beauté du timbre qu’il dégageait. Lui le clarinettiste de formation, en profitait pour explorer tous les mystères de son sax ténor, le poussant jusqu’aux limites extrêmes de l’humainement “audible”.
En 1961 lorsqu’il retournait à Paris, cette fois en tête d’affiche, l’accueil y fut beaucoup plus chaleureux, comme de par hasard ! Son « My favourite things » (dont le thème éponyme d’une grosse dizaine de minutes) avait tellement retourné le cerveau des Américains, qu’il pouvait désormais être adoubé aveuglement sur le vieux continent. Lors de cette tournée, il prit le soin d’inviter son fidèle camarade Eric Dolphy. Ensemble, ils avaient précédemment enregistré « Olé », allusion subtile à « Sketches of Spain » de Miles encore lui.
De retour aux “States”, Coltrane réussit progressivement à redorer son image et à imposer différents styles, dont quelques uns plus mystiques. Étudiant néophyte en philosophie et en musique indienne, il recommençait à côtoyer les autres légendes vivantes du moment. En 1962, il se laissait même convaincre de repartir aux bases, suite aux conseils du maestro de l’orchestration Duke Ellington (Ballads). La vie quasi normale suivait son cours jusqu’en 1964, autre année déterminante dans la vie de notre principal intéressé. D’un côté, Alice donnait naissance à leur premier fils : John Jr, de l’autre, Eric Dolphy se trouvait en fin de vie, rongé par des soucis diabétiques. Entre joie et peine, John eut beaucoup de mal à voir souffrir ainsi son fidèle compagnon de débauche. Musicalement par contre, il entrait définitivement dans la légende du jazz avec « Crescent » et surtout, le majuscule « A love Supreme », qui restera son chef d’œuvre référencé à l’échelle internationale.
Beaucoup plus free jazz dans ses approches, il perdait peu à peu l’alchimie avec les spécialistes du bop. Ainsi, Mc Coy Tyner préférait lui tourner les talons, le laisser lui et son côté trop spirituel. A la suite d’une rencontre avec le pianiste Tyner au cours d’un festival de jazz en France, je me rappelle d’un bref échange entre nous deux : « Si j’avais su qu’il nous quitterait deux ans plus tard, j’aurais davantage réfléchi avant de me précipiter. » m’avait-il avoué, nostalgique.
Car oui, Coltrane dégageait fatalement une relative fragilité. Celle d’un être humain qui s’est sacrifié au sens propre, à toujours vouloir se mettre minable dans l’optique de faire progresser l’ingénierie de la musique.
Souffrant énormément de sa dentition en raison d’une consommation de sucreries à long terme, il voyait son état décliner à vitesse grand V dès 1966, payant aussi l’addition de tous ses autres excès. Inutile d’approfondir cette tragique souffrance généralisée avec plus de détails, Coltrane restera à tout jamais cet homme pétri de convictions jusqu’en 1967, et ce 17 juillet où il rendit l’âme à un âge bien précoce, un an après la disparition de Bud Powell (Powell avait 41 ans).
John Coltrane aurait eu 90 ans en ce mois de septembre 2016…
(Sources : Nytimes.com / Wikipedia / Youtube / Impulse / Jazz Magazine)